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Langue maternelle et silence

Updated: Aug 1, 2019

Comment dévoiler la part secrète du silence ? Le silence n’est-il pas ce qui résiste le plus obstinément à la traduction, à l’interprétation ? Et pourtant, en fin de compte, faut-il nécessairement faire parler le silence ou préférer plutôt le respecter dans toute son intimité ? Quoiqu’il en soit : « Penser le silence c’est, en quelque sorte, l’ébruiter » (Jabès 1987, p. 45), écrit Edmond Jabès dans Le Livre du Partage, précisément en ouvrant la section, « Langue source Langue cible ».


La « langue du silence serait-elle celle du refus de la langue ou, au contraire, celle de la mémoire du premier mot ? » (Jabès 1990b, p. 14) se demande-t-il, songeant à Paul Celan. Être à l’écoute, donc, de la langue maternelle et de ses silences. Être à l’écoute, ainsi qu’écrit T.S. Eliot, de :


« […] The voice of the hidden waterfall

And the children in the apple-tree

Not known, because not looked for

But heard, half-heard, in the silence

Of distant lands and seas. »


« […] La voix de la cascade cachée

Et les enfants dans le pommier

Pas connue, car pas cherchée

Mais entendue, à moitié entendue, dans le silence

Des terres et mers lointaines »

(Gardner 1978, p. 223 et 232-233 ; ma traduction).


Edmond Jabès associe la mémoire — ce qui fournit la notion du temps vécu —, le langage et le silence ; voici la façon dont il l’exprime dans l’avant-propos de son recueil ultime de poésie :


« La durée est-elle forgée par le souvenir ou par la mémoire ? Nous savons que c’est nous seuls qui fabriquons nos souvenirs ; mais il y a une mémoire, plus ancienne que les souvenirs, et qui est liée au langage, à la musique, au son, au bruit, au silence : une mémoire qu’un geste, une parole, un cri, une douleur ou une joie, une image, un événement peuvent réveiller. Mémoire de tous les temps qui sommeille en nous et qui est au cœur de la création » (Jabès 1990a p. 7).


D’une part, le souvenir qui serait lié à un événement, à une histoire vécue, à un moment repérable dans l’espace et le temps ; et, d’autre part, une mémoire qui dépasse l’espace et le temps et « qui est liée au langage, à la musique, au son, au bruit, au silence ». C’est cette dernière que l’on associe à langue maternelle, langue archaïque étayée par la mémoire immémoriale (une mémoire « de tous les temps »). Ainsi qu’Edmond Jabès le suggère, c’est bien elle « qui est au cœur de la création ».


Références


Gardner, Helen (1978). The Composition of Four Quartets. Londres, Faber et Faber.


Jabès, Edmond (1987). Le Livre du Partage. Paris, Gallimard.


Jabès, Edmond (1990a). Le Seuil Le Sable, poésies complètes, 1943-1988, coll. « Poésie ». Paris, Gallimard.


Jabès, Edmond (1990b). La mémoire des mots : comment je lis Paul Celan. Châtillon-sous-Bagneux, Fourbis.


Image : Roelandt Savery (1576-1639), Paysage avec cascade (vers 1620). Collection : J. Paul Getty Museum

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